HÉNAFF : CENT ANS À ENVOYER DU PÂTÉ La petite boîte de conserve jaune et bleu, produite depuis un siècle par l’entreprise familiale dans sa Bretagne natale, a une communauté de fans grandissante.
En route pour Pouldreuzic, dans le Finistère, le taxi nous a prévenu : «Les saucisses Hénaff sont les seules qui ne fondent pas dans la poêle.» Bonne nouvelle, sauf que nous, on n’est pas venu en pays bigouden pour plonger d’abord dans le boyau et le hachis. Nous, ce qu’on veut, c’est génuflexionner devant le pâté Hénaff, oui, vous savez la petite boîte bleu et jaune, 78 g de bonheur, de souvenirs, de rites. Du côté de la baie d’Audierne, on dit que «c’est le doudou des Bretons». Et les autres alors, ils puent le pâté, hein ? On a tous en nous quelque chose de Hénaff, comme l’écrivait Ouest France pour le centenaire du pâté : la petite boîte qu’on achète à 1 heure du matin chez l’Arabe du coin pour éponger un apéro marathon ; le pâté qu’on tartine sous la couette après un salto à deux ; le pique-nique au Saut du Doubs en classe de quatrième où le sandwich au Hénaff était emmailloté dans trois couches de papier-alu.
Hénaff, ce n’est pas du pâté, c’est la chair de la vie. Un siècle que ça dure, sans bouger d’un iota des galets de Penhors ; 35 millions de boîtes fabriquées chaque année et vendues dans trente pays ; 125 000 fans sur Facebook, sans compter ceux du personnel du tribunal de Quimper, qui, chaque jeudi, se régalent de pâté-frites. Autant dire qu’on débarque à Pouldreuzic comme on irait à Lourdes. En pèlerinage. Hénaff a d’ailleurs son clocher sous la forme d’un château d’eau coiffé d’une boîte jaune et bleu géante. L’usine est aussi fortifiée que Fort Knox derrière son périmètre grillagé où même les nourrains doivent montrer patte rose. La sécurité alimentaire est partout dans cette entreprise de 200 salariés qui collectionne les normes et les certifications comme un maréchal de l’ex-URSS alignait ses médailles. Hénaff dispose, entre autres, de l’agrément américain USDA qui lui permet d’exporter aux Etats-Unis mais aussi de mijoter des petits plats pour les astronautes de la Station spatiale internationale. Alors, rangez votre Bic si vous souhaitez pénétrer dans l’antre d’Hénaff. Pour cause d’hygiène, on vous remet un stylo maison après vous avoir vêtu d’une combinaison blanche, coiffé d’une charlotte et chaussé de surbottes. Même en salle d’accouchement, on ne ferait pas mieux.
Des 40 000 porcs abattus chaque année sur place, on ne verra que les carcasses laiteuses et fumantes au sortir de l’épileuse, sorte de tambour géant où elles sont débarrassées de leurs poils. Les cochons sont arrivés la veille en provenance d’élevages dans un rayon de 100 kilomètres. «Nous faisons tout pour éviter que les animaux soient stressés. On les douche pour faire baisser leur température et on les fait jeûner une nuit pour leur passer "le goût du pain", comme on dit ici, affirme Jildaz Colin, chef de marque. Le lendemain, ils sont étourdis par électronarcose avant d’être saignés.» Même avec une armée de palans et d’outils sophistiqués, le métier de boucher chez Hénaff reste physique quand il faut éviscérer et séparer en deux les carcasses dans l’odeur fade du sang et des tripes. «Il faut qu’il y ait de la convivialité dans l’entreprise sinon ce serait invivable», analyse Jean-Jacques Hénaff, qui a dirigé pendant plus de quarante ans la société et préside aujourd’hui le conseil de surveillance.
Les cochons estourbis sont stockés vingt-quatre heures au frais pour affermir leur chair. La suite de leur histoire tient de la cachotterie d’Etat chez Hénaff, car la recette du fameux pâté est aussi secrète que les codes de la valise nucléaire présidentielle. Tout juste entreverra-t-on de gros bacs de hachis qui garniront les boîtes avant la cuisson et la stérilisation en autoclaves. Pour comprendre cette obsession du secret, il faut remonter à l’aube du XXe siècle dans ce pays de crève-la-faim qu’est la Bretagne.
Des poilus aux matafs A Pouldreuzic, Jean Hénaff, père de 13 enfants, laboure avec une charrue à un soc tirée par un cheval cette terre à laquelle il est attaché comme un bigorneau à son rocher. Il s’en sort un peu moins mal que les autres paysans en produisant des graines de trèfle. Mais, comme l’écrit Gérard Alle dans Hénaff, 100 ans d’histoire (1), il ne supporte pas de voir ses compatriotes contraints à l’exil et à la mendicité. En 1907, il fonde une petite conserverie pour mettre en boîte petits pois et haricots verts cultivés autour de Pouldreuzic. Les débuts sont difficiles mais l’homme, qui ne quitte jamais le costume traditionnel bigouden, n’est pas du genre à jeter l’éponge.
Alors que la Première Guerre mondiale éclate, il réfléchit à produire un pâté de porc. Jean Hénaff n’est pas charcutier mais il a une sacrée jugeote : tous les paysans bretons ont trois ou quatre cochons mais il n’existe pas de marché local suffisamment prospère pour écouler les morceaux nobles que sont filets et jambons. Alors, pourquoi ne pas imaginer un pâté où l’on mettrait tout le cochon ? «Ce qui, en soit, est une hérésie par rapport au code de la charcuterie puisque, traditionnellement, faire du pâté revient à utiliser les parties les plus pauvres du porc», précise Jildaz Colin. Les premières boîtes sont commercialisées sous le nom «le Préféré», expédiées dans les colis destinés aux poilus - Jean Hénaff a trois fils au front. En 1917, la petite boîte ronde devient le «Pâté de porc Hénaff» mais «il faudra une dizaine d’années de tâtonnement pour arrêter la recette actuelle», explique Loïc Hénaff, fils de Jean-Jacques et PDG de l’entreprise.
Durant la Seconde Guerre mondiale, la production est stoppée et la recette du pâté planquée dans une enveloppe cachetée chez un marchand de machines agricoles. Aujourd’hui, au sein de la famille, Loïc Hénaff est l’un des quatre gardiens des secrets de fabrication. Longtemps, sa tante Germaine a gardé la clé du coffre aux épices dont on saura juste qu’il contient du poivre blanc cultivé à São Tomé. Le boss de Hénaff est également chargé d’accorder des dérogations quand la tension des stocks oblige à réduire à moins de six semaines après sa production le sacro-saint affinage du pâté. «Plus il vieillit, plus il se confit», dit Jildaz Colin.
Dès qu’il a rejoint le «singe» (le corned-beef) dans les tranchées, le pâté Hénaff a séduit les poilus. On écrit à l’usine de Pouldreuzic pour «en avoir constamment». «La communauté du pâté Hénaff», comme aiment dire celles et ceux qui le fabriquent, est née ainsi au fond des gamelles en fer-blanc, sur les bateaux de la marine où il devient «le pâté du mataf». Loïc Hénaff : «Elle a grandi par capillarité. Au début, c’était une popularité forte dans un rayon faible.» A l’orée des années 60, les ventes se font pour 86 % en Bretagne, 10 % en Ile-de-France et 4 % dans les autres régions.
Entré dans l’entreprise en 1963, Jean-Jacques Hénaff fait appel au designer Raymond Loewy (Lu, Shell, Coca-Cola…) pour moderniser le look des boîtes. En raison de la concurrence du bassin parisien, il décide d’arrêter les conserves de légumes en 1972. «C’était difficile, se souvient-il. Pour maintenir l’activité de l’entreprise, il fallait augmenter de 40 % les ventes du pâté sur trois ans.» Jean-Jacques Hénaff mise sur la télévision et un premier spot sur Antenne 2, façon dédicace mémorielle : «Je me souviens du pâté de mon grand-père.» Dix-sept ans plus tard, Hénaff devient leader en France sur le marché des pâtés appertisés (24,2 % de part de marché). «Il n’y a pas de demi-mesure dans le pâté Hénaff, il y a ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas, affirme Loïc Hénaff. La relation des gens avec le produit ne nous appartient pas. Ils nous écrivent pour nous demander si on peut mettre une bague de fiançailles dans une boîte ou nous raconter qu’à leur mariage, chaque invité a reçu une boîte.» «Le lien de connivence avec le consommateur, c’est notre ADN», renchérit Jean-Jacques Hénaff, qui s’est toujours fait un devoir de répondre aux lettres adressées à Pouldreuzic.
«Garden pâté» annuelle
Pour ses 25 ans, Anthony Sérazin avait ainsi écrit au PDG pour demander que Hénaff soit «le partenaire officiel» de son anniversaire. «J’ai reçu un grand carton avec 100 boîtes de pâté et un courrier très sympathique», se souvient-il. Aujourd’hui, ce comédien, fondateur de la compagnie Orange givrée, joue un spectacle inspiré d’un siècle de correspondance autour de la petite boîte bleu et jaune. «J’ai lu plus d’un millier de lettres : on passe de l’encre de Chine au fax puis à la page Facebook.» Chaque année, Anthony Sérazin anime également la «Garden pâté» à proximité de la ferme historique de Jean Hénaff qui a été transformée en musée (2). L’idée de ce pique-nique géant a germé dans la tête de Romain Mullard, créateur, en 2008, d’une page Facebook dédiée au pâté Hénaff. Environ 150 personnes viennent tartiner ensemble à Pouldreuzic en 2010, 300 en 2012 et 4 000 en 2015.
Photographiée sur la muraille de Chine, immergée au large de la Malaisie, à côté du pont de Brooklyn, la petite boîte de conserve inspire des histoires à l’autre bout du monde mais s’accroche, depuis un siècle, à ce bout de Bretagne où le soleil succède au crachin en trois bouchées de pâté. La moitié des 200 employés de Hénaff vivent dans un rayon de 10 kilomètres autour de Pouldreuzic. «On fait un peu figure de dernier des Mohicans. Pour moi, le pâté Hénaff, c’est une recette mais aussi mille et un détails qui nous obligent à nous emmerder pour les garder», sourit Loïc Hénaff. Son père ajoute : «Notre raison d’être, c’est aussi d’apporter un peu de prospérité et de développement dans cette région, comme le voulait mon grand-père, Jean Hénaff. On fait des choses sérieuses mais on ne se prend pas au sérieux. Ce que l’on fait est incopiable.»
(1) Editions du Chasse-Marée, 2007, 35 euros
(2) Pendreff, route de Plozevet, 29170 Pouldreuzic
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