Dans les rues de Dublin, mercredi. Photo Darren Staples. Reuters
AMHARC EILEEn Irlande, «la colère pousse les gens à renouer avec la politique»
Les législatives de vendredi pourraient mettre fin au bipartisme, historique en Irlande, et présagent d’un bouleversement majeur du paysage politique.
Le vent fait claquer les affiches des candidats accrochées aux pylônes électriques. Sous un ciel qui se confond avec le gris des trottoirs avachis, Richard Boyd Barrett se plie au porte à porte pour prêcher sa bonne parole. Candidat au Dail, la chambre basse de l’Oireachtas, le Parlement irlandais, le leader du People Before Profit et de l’Alliance anti-austérité, coalition émergente radicale de gauche, sillonne avec trois aides, paquet de flyers en main, un quartier très working-class de la circonscription du Dún Laoghare, au sud-est de Dublin. «Vous le sentez, ici, ce fameux vent de la reprise que nous vend le gouvernement sortant ?», demande-t-il à une vieille dame, sur son perron en chemise de nuit vert émeraude. «Rien de rien, sauf le pire, dit-elle. Je n’ai vu que la pension d’invalidité de mon fils taillée de moitié, la taxe sur l’eau me pomper la vie, toujours moins de bus et des soins toujours plus cher. Et je ne vous parle pas de mes autres enfants que je dois héberger chez moi.» «Un cauchemar qu’on maquille en promesse de rêve», relance Boyd Barrett. «Vous aurez mon vote», répond-elle.
Sacrifices.
Les législatives du 26 février sonnent comme un référendum anti-austérité. «Le pays connaît un débat politique sans précédent, excitant, passionnant et indécis», reconnaît Michael Marsh, politologue au Trinity College de Dublin. Un débat sur fond de rejet des partis traditionnels, de partage d’un dynamisme retrouvé après avoir frôlé la faillite lors du sauvetage des banques, en 2008, et d’un programme de soutien de 85 milliards d’euros. «Quand on a récupéré le pouvoir, en 2011, le pays était au bord du vide», tente de se défendre une députée conservatrice du Fine Gael, leader de la coalition sortante, avec le Labour (travailliste). L’autre parti historique de centre droit, le Fianna Fail, venait de laisser exsangue le pays cogéré avec les Verts. «Il a fallu multiplier les taxes, couper dans les services publics, baisser de 20 % le salaire des fonctionnaires, mais cette époque est révolue», ajoute-t-elle.
En dépit d’une croissance record en Europe, d’un chômage en chute libre, les années de sacrifices collent à la coalition au pouvoir, qui avait pourtant obtenu, il y a cinq ans, la plus grande majorité depuis la création de l’Etat. Elle a pour leitmotiv de «finir le job», de «laisser la reprise se poursuivre». Mais se retrouve sur la défensive et peine à faire l’éloge d’un bilan favorable mais entaché de faillites sociales terribles.
Cap sur la relance.
L’Etat economicus a survécu au détriment de l’Etat providence. Mais le quatrième pays à être passé sous les fourches caudines de la troïka - après la Grèce, le Portugal et l’Espagne - se débarrassera-t-il d’un gouvernement qui a suivi avec zèle les politiques européennes d’ajustement ? «La réalité, c’est que oui, apparemment, nous aurons un nouveau gouvernement en mars. Mais personne ne peut dire à quoi il ressemblera», résume Elaine Byrne, consultante à la Commission européenne et chroniqueuse pour le Sunday Business Post. Tous les sondages donnent le Fine Gael en tête, avec près de 30 %, devant le Fianna Fail (20 %). Accusé d’avoir trahi ses promesses anti-austérité, le Labour se dirige vers une formidable déroute : ses voix pourraient être divisées par trois. Reste Sinn Fein, le parti de gauche nationaliste, donné entre 5 et 10 points au-delà de ses 10 % de 2011. «Il a capitalisé sur la crise, rappelle Michael Marsh, politologue au Trinity College de Dublin. Et avec les petits partis anti-austérité, c’est une force montante et peut-être, bientôt, le deuxième parti ou le premier de l’opposition.»
Alors que partout ailleurs en Europe, on promet encore des réformes à la serpe et des coupes claires, tous les partis irlandais mettent désormais le cap sur la relance. Dans les médias, les débats sont parfois hypertechniques, âpres et loin de la réalité quotidienne, même si toute référence à la politique étrangère, ou à l’Europe, y est absente. La bulle spéculative a sauté, mais l’Irlande vit toujours dans sa bulle. Témoin, le «fiscal space», l’espace budgétaire qui figure en tête de tous les grands partis et sur toutes les langues des candidats. A savoir les quelque 12 milliards de relance pour le «quinquennat» à venir. Qui serviraient de sparadrap aux secteurs clés (éducation, logement, santé) si malmenés.
Jamais les deux principaux partis, le Fianna Fail et le Fine Gail, bonnet blanc et blanc bonnet d’un centrisme conservateur, et frères ennemis depuis la guerre civile des années 20, n’ont paru aussi discrédités. Mais ils pourraient s’allier, bien qu’ils s’en défendent, pour arracher la majorité absolue de 84 sièges (sur 166). «C’est bien simple, le Fianna Fail et le Fine Gail pesaient près de 85 % des voix il y a une génération, raconte Dan O’Brian, économiste à l’Institut of International and European Affairs. Désormais, ils ne dépassent pas les 45 %. Les gens avaient peur de la faillite totale en 2011, d’un scénario grec. Plus maintenant. Ils veulent de l’espoir, un dessein collectif, pas de la gestion à la petite semaine.»
Un changement structurel s’esquisse, à l’image de la fragmentation politique (qui touche bien d’autres pays en Europe, et pas seulement les plus affectés par la crise et la succession des plans d’austérité). «La seule certitude, c’est que l’hégémonie des partis dominants est révolue, note Boyd Barrett. Et la bonne nouvelle, pour la démocratie en général et la démocratie irlandaise en particulier, c’est que la colère des gens les pousse à renouer avec la politique. Jamais on a autant eu de débats d’idée sur l’Etat, la redistribution, les inégalités. Après, s’ils veulent du changement, ils ne savent pas encore quels changements ils veulent.»
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Na Connarys
Muiris Mossie Ó Scanláin